A propos d’Ahouvi | Entretien avec Yuval Rozman

Une histoire d’amour intense jusqu’au chavirement entre un Français et une Israélienne. En toile de fond et écho douloureux, la relation complexe France / Israël.

 

L’écriture d’Ahouvi s’est imposée à toi alors que tu voulais, à l’origine, traiter des relations économiques entre Israël et la Palestine. Comment cela s’est-il produit ?

J’ai été en résidence avec mon chien pendant deux mois en Cisjordanie pour préparer l’écriture du troisième volet de ma quadrilogie consacrée au conflit. J’ai interrogé des colons israéliens et des Palestiniens pour appréhender leurs relations économiques. Je voulais que se mêlent au récit les oiseaux, omniprésents lors de mon séjour. Deux espèces dans ce ciel ne s’entendent pas. Une qui est présente depuis des siècles et une autre qui est venue du Nord de l’Europe à cause du réchauffement climatique. Cette dernière a un rapport très agressif, très territorialiste.
Ensuite, quand je suis revenue à Paris et que j’ai commencé à écrire, j’étais comme hors de mon corps pendant trois semaines. De manière inhabituelle, j’ai écrit très vite. Je me suis rendue compte que je n’avais pas du tout relaté ce que j’avais prévu à l’origine. J’avais besoin de parler d’amour. De la violence quotidienne cachée dans la vie de tous les jours, dans les histoires de couple, dans les relations aux enfants. Cette violence qui ne laisse pas de traces physiques, qui est liée aux rapports d’humiliation et de domination. 

 

Pour toi, la violence est indissociable de l’amour ?

J’observe autour de moi, mais aussi à travers mes histoires passées, que quand l’amour va très haut, il peut aller très bas. Affirmer qui l’on est de manière simple est difficile et c’est cette incapacité qui amène de la violence. On préfère souvent se cacher à l’autre. Je t’appartiens, tu m’appartiens. Des rapports de pouvoir qui font partie de l’humain.
Je pose aussi la question de la culture de la victime. C’est plus facile de dire que j’ai été victime. Les personnages de ma pièce ne sont ni des anges ni des méchants. Ils entretiennent chacun un rapport mêlé au Mal et au Bien. J’aurais réussi mon projet si je parviens à mettre en avant cette complexité.

 

Le chien est un personnage à part entière dans ta pièce. Pourquoi cette nécessité ?

Le couple l’utilise pour parler à travers lui. Il est utilisé pour faire pression sur l’autre. C’est le troisième. Il met en évidence l’envie que l’on a de contrôler l’autre. Celui que l’on essaie de dresser, c’est finalement l’autre. Pas le chien.
Les acteurs sont très attachés au chien qui est laissé très libre. Ils sont obligés d’improviser autour de lui, ce qui est une prouesse car le texte est très écrit.   

 

Tu entretiens des relations ambiguës avec Israël que tu as quitté pour des raisons politiques mais aussi avec la France que tu as choisie. Ta terre d’accueil est en effet en proie à la montée du nationalisme. 

Malgré la colère et la tristesse, j’ai un sentiment d’attachement très fort vis-à-vis d’Israël et de la France. La France n’est pas ce que j’avais imaginé. Parfois, je me dis qu’il faut rentrer chez moi. Mais quand je suis là-bas, je n’en peux plus de tant de violence. Ce sentiment de manque est compatible avec la colère. On fait des projections idéalisées, comme en amour.
En couple, on ne vit pas avec la Reine d’Angleterre. Des émotions plus fortes que le respect vous submergent. Ahouvi, c’est une façon de montrer que ces diverses facettes vibrent ensemble dans l’amour.

 

N’est-ce pas la société qui véhicule des images policées et trompeuses sur la réalité quotidienne de l’amour ?

Les projections sur l’amour proviennent des films américains, des publicités. Tamar, dans ma pièce, dit : “…c’est l’amour, je te dis, on pète ensemble sous la couette, on fait l’amour follement, je te prépare ton boudin blanc et tu appelles ma mère quand j’en peux plus, ça c’est l’amour.» C’est cela le soutien.

Ma recherche consiste en la déstructuration des images stéréotypées du couple. S’engueuler, se toucher, se désirer, tout cela  fait partie de l’amour. La sociologue Eva Illouz démontre par quels biais les images marketing issues d’un système capitaliste rétrécissent notre façon de réfléchir. 

Dans cette pièce, il y a plus de douceur, c’est une pièce aux couleurs pastel. Moins de revendications et moins de colère. La violence intime n’apparaît pas au premier regard. Je prends plus de temps pour la raconter.

 

Tu es auteur et metteur en scène. Comment vis-tu le passage à l’incarnation de tes textes ? Comment gères-tu le décalage  qui pourrait exister avec ton imaginaire ?

L’écriture me libère. C’est un refuge. J’aurais aimé vivre comme j’écris. J’y joue avec l’humour, le trouble, l’autodérision en mêlant fiction et souvenirs intimes. La fiction, elle me protège. C’est pour cela que je l’utilise. Quand tu as une idée, c’est jubilatoire. L’écriture est une phase beaucoup plus émotionnelle. Ensuite, la réalité du plateau devient plus puissante que tout. La renaissance, elle est au plateau. C’est lui qui va faire vivre et revivre ces idées.
J’ai une admiration pour les interprètes. J’ai hâte de voir ce qu’ils vont faire du texte, de voir comment le personnage va s’incarner. Parfois, il y a un vrai décalage. C’est assez joyeux. D’autant plus que, quand les répétitions commencent, je suis content de sortir de la solitude de l’écriture.